24
— Ce n’est pas les dieux qu’il devrait remercier, c’est moi. Je t’ai encore fait une faveur en l’endormant. C’est bien la dernière que je t’accorde. Ne perds plus de temps.
Ashlyn se figea en reconnaissant la voix d’Anya. Non, pas encore, j’ai encore besoin de lui.
— Dis-moi quand, ma fille. Je signe d’avance.
Ce soir.
Anya se tut. Elle était partie. Ashlyn n’entendait plus le discret bourdonnement de pouvoir qui accompagnait sa présence.
Elle se leva en tremblant et sortit silencieusement de la pièce, non sans avoir jeté un dernier regard à Maddox. Cela lui faisait mal de s’arracher de ses bras, mais elle ne voulait pas reculer.
— Je dois le faire, murmura-t-elle. Je ne veux plus qu’il souffre chaque nuit.
Elle fit le tour des chambres du château et frappa à chaque porte, mais personne ne répondit. Pas même Danika. Quelqu’un hurlait des insanités qui résonnaient dans les couloirs, accompagnées d’un bruit de chaîne. Aeron… Celui qui l’effrayait tant.
Dans la dernière des chambres, la plus isolée, elle trouva l’être aux cheveux d’ange, celui qui l’avait cachée pour que ses compagnons ne l’emmènent pas en ville. Torin. Il était allongé sur un lit, avec une serviette rouge autour de son cou. Il était très pâle, il avait maigri, on voyait à son visage ravagé qu’il avait beaucoup souffert. Mais il respirait.
Elle ne le réveilla pas. Elle approcha lentement du lit.
— Je voudrais pouvoir te prendre la main pour te remercier de m’avoir cachée, murmura-t-elle. Grâce à toi, j’ai pu aider Maddox, cette nuit-là.
Il ouvrit les yeux.
Elle fit un bond en arrière, puis se détendit en voyant que ses yeux verts n’exprimaient que douceur et tendresse.
— J’espère que tu seras vite rétabli, Torin, dit-elle.
Il lui sembla qu’il acquiesçait.
Elle se résigna à l’abandonner pour poursuivre ses recherches.
Au bout d’un moment, elle découvrit enfin les guerriers qui s’étaient rassemblés dans une pièce – la salle de sport, selon toute vraisemblance. Le cœur battant, elle les observa quelques minutes sans se manifester. Ils accomplissaient des prouesses. L’un d’eux soulevait plus de poids que cinq hommes réunis. Celui qui s’appelait Reyes tapait furieusement sur le punching-ball à un rythme endiablé. Son torse dégoulinait de sueur et de sang.
Reyes… Celui qui brandissait toutes les nuits son épée contre Maddox. Elle s’efforça de ne pas le haïr pour cela.
— Hum…, fit-elle pour attirer leur attention.
Ils s’arrêtèrent net et se tournèrent vers elle. Elle ne se laissa pas impressionner par leur regard méfiant – pour ne pas dire hostile – et releva crânement le menton.
— Il faut que je vous parle, dit-elle en s’adressant à Reyes et à Lucien.
Reyes se remit à taper son punching-ball.
— Si vous avez l’intention de nous convaincre de ne pas tuer Maddox ce soir, vous perdez votre temps, grommela-t-il.
— Je suis tout ouïe, ma chérie, dit le plus grand.
Paris. Avec ses yeux bleus. Sa peau blanche. Ses cheveux aux reflets châtains. Maddox l’avait prévenue qu’il ne pensait qu’au sexe. Elle l’ignora superbement.
— Du calme, Paris, intervint Lucien. Si Maddox t’entendait, il te trancherait la tête.
Un homme aux cheveux bleus fit un pas en avant vers elle.
— Vous voulez que je les embrasse ? proposa-t-il.
Qu’il les embrasse ? Mais de quoi parlait-il ? Celui-ci faisait partie des nouveaux venus : elle ne l’avait vu qu’une fois, dans l’entrée, le jour de la bombe. Il parlait d’embrasser ses compagnons, mais il avait plutôt l’air de vouloir les tuer.
Reyes grogna.
— Tu la boucles, Gideon. Et n’approche pas cette femme. Elle n’est pas libre. Si tu oses la toucher, tu auras affaire à moi.
— Je ne voudrais surtout pas me battre avec toi, répondit Gideon avec un grand sourire.
Ashlyn battit des paupières. Ce Gideon était vraiment bizarre… Il s’exprimait sur un ton qui démentait systématiquement ses paroles. Enfin, peu importait…
— Vous ne vous êtes pas trompé, dit-elle en s’adressant cette fois uniquement à Reyes. Ce soir, je veux que vous…
Seigneur… Tu vas vraiment le dire ?
— Vous devez me tuer à sa place, acheva-t-elle d’une seule traite.
Cette formule lapidaire eut le mérite d’attirer leur attention. Ils cessèrent tous leurs activités. Les poids retombèrent, le tapis de course s’arrêta. À présent, ils la fixaient, bouche ouverte.
— Vous pouvez répéter ça ? demanda Reyes en essuyant du revers de la main la sueur qui gouttait de ses sourcils.
— Pour briser une malédiction, il faut un sacrifice. Si je me sacrifie en mourant à la place de Maddox, il sera libéré.
Sa déclaration fut suivie d’un long silence.
— Comment pouvez-vous en être certaine ? intervint enfin Lucien, celui qui avait des yeux si étranges. Imaginez que ça ne marche pas, et que vous soyez morte pour rien…
Elle rassembla tout son courage.
— Au moins, j’aurais essayé. Mais je crois pouvoir dire que j’ai consulté une des plus hautes autorités en la matière.
— Les dieux ?
Elle acquiesça. Anya ne lui avait pas confirmé qu’elle était une déesse, mais cela paraissait évident.
De nouveau, il y eut un long silence.
— Vous feriez ça ? marmonna Paris d’un ton incrédule. Vous donneriez votre vie pour Passion ?
— Oui.
Elle était terrifiée à l’idée de devoir souffrir, mais elle se sentait déterminée.
— Vous vous rendez compte que je serais obligé de vous porter six coups d’épée dans le ventre ? insista Reyes.
— Oui, je me rends compte, répondit-elle doucement en baissant les yeux vers ses pieds nus. Je revois cette scène sans arrêt dans ma tête, croyez-moi.
— Admettons que nous acceptions et que ça marche, reprit Lucien. Vous avez songé que ça signifierait condamner Maddox à vivre sans vous pour l’éternité ?
— Je préfère penser qu’il vivra sans moi pour l’éternité, plutôt que de savoir qu’il doit mourir chaque soir dans d’atroces souffrances.
— Ce sacrifice me paraît absolument ridicule, ricana Reyes.
Ashlyn redressa un peu plus le menton.
— Pensez aux contes de fées, dit-elle en reprenant les arguments de la déesse. Ils nous enseignent que les méchantes reines meurent et que les princesses au cœur pur vivent heureuses et longtemps.
Reyes ricana de plus belle.
— Comme vous l’avez dit vous-même, ce sont des contes.
— Et alors ? Les contes de fées ne sont pas moins réels que vous, les guerriers immortels. La boîte de Pandore est censée être un mythe que les parents lisent le soir à leurs enfants, comme les contes. La vie elle-même n’est qu’un conte. Nous cherchons tous à vivre heureux, comme les personnages de contes.
Ils continuaient à la fixer, mais cette fois avec quelque chose de nouveau dans le regard, quelque chose qui ressemblait à s’y méprendre à de l’admiration. De longues minutes s’écoulèrent. Ashlyn était à la torture, mais sa décision était prise : elle était prête à se porter elle-même les coups d’épée, si Reyes refusait.
— Très bien, déclara enfin Lucien. Nous ferons ce que vous réclamez.
— Lucien ! s’écria Reyes.
Lucien regarda Reyes. Ses yeux brillaient d’espoir.
— Nous serions libérés, nous aussi, Reyes, murmura-t-il. Nous ne serions plus contraints de rentrer tous les soirs au château. Nous pourrions voyager. Partir aussi longtemps qu’il nous plairait.
Reyes ouvrit la bouche pour protester, puis la referma.
— Dans les films que regarde Paris, un acte tel que celui que s’apprête à accomplir Ashlyn aide toujours le bien à triompher du mal, ajouta Lucien.
— Les films des humains sont stupides, rétorqua Reyes. Si nous acceptons, nous risquons d’éveiller la colère des dieux pour avoir voulu nous libérer d’une malédiction.
— Et tu n’es pas prêt à prendre le risque pour Maddox et pour ta propre liberté ?
— Maddox ne va pas apprécier, objecta Reyes.
Mais il ne paraissait plus aussi sûr de lui.
— Il me semble qu’il préférerait vivre avec sa malédiction et conserver sa femelle…, ajouta-t-il.
Ashlyn tressaillit. Peut-être avait-il raison… Mais elle ne pouvait décidément pas supporter l’idée de laisser souffrir Maddox pour l’éternité. Il avait suffisamment payé pour ses crimes.
Il lui avait offert la paix et le silence. Elle devait l’aider.
— Il arrive que nous ne désirions pas ce qui est le mieux pour nous, commenta Lucien à voix basse.
Ashlyn eut l’impression qu’il parlait aussi pour lui.
— Entendu, déclara enfin Reyes.
— Il faut que ce soit ce soir, affirma Ashlyn.
Elle ne voulait pas passer une nuit de plus au chevet du corps sans vie de Maddox. Et aussi… elle craignait de changer d’avis.
— Tout ce que je vous demande, c’est de me laisser profiter de cette dernière journée avec lui, acheva-t-elle dans un souffle.
Ils acquiescèrent en silence.
Maddox et Ashlyn passèrent donc la journée ensemble, à faire l’amour, tant et tant de fois qu’ils en perdirent le compte. Maddox ne cessait de faire des projets d’avenir. Il espérait que le don d’Ashlyn les aiderait à localiser la boîte de Pandore. Ensuite, il leur faudrait trouver un moyen de la rendre immortelle, pour qu’elle passe l’éternité avec lui. Il voulait la rendre heureuse, satisfaire tous ses désirs, lire avec elle des romans d’amour.
Elle riait beaucoup, plaisantait, le taquinait, le cajolait, mais il sentait en elle comme un fond de désespoir qu’il ne comprenait pas. Il s’en consola en se disant que les choses s’arrangeraient. Il n’était pas inquiet. Pour la première fois, le temps était de son côté. Elle l’avait apprivoisé, elle avait apaisé Passion. Et tous deux, à présent, ne vivaient que pour la satisfaire.
— Quelque chose te tracasse, mon amour, dit-il enfin, n’y tenant plus. Parle-moi, je veux t’aider.
— Minuit approche, répondit-elle d’une voix mal assurée.
C’était donc ça… Ils se tenaient tous deux assis sur le bord du lit. Il lui prit les mains. Le clair de lune éclairait son beau visage, l’inquiétude faisait briller ses yeux.
— Demain matin, je me réveillerai près de toi dit-il.
— Je sais.
— Et je ne souffre pas tant que ça, je t’assure.
— Menteur.
— Je ne veux pas que tu assistes à ma mise à mort. Tu t’installeras dans une autre chambre pour la nuit.
Elle secoua la tête et ses longs cheveux lui chatouillèrent le bras.
— Non, je reste près de toi.
Elle paraissait déterminée.
— Très bien, soupira-t-il.
Il se promit de ne pas hurler, de souffrir en silence, sans un mot, sans un soupir. De mourir le sourire aux lèvres. Pour elle.
— Nous…
Lucien et Reyes entrèrent dans la pièce, avec un air plus sombre que jamais. Maddox se demanda ce qu’ils avaient, mais il préféra ne pas les questionner devant Ashlyn. Elle s’apprêtait à le regarder mourir, et il ne voulait pas l’inquiéter avec leurs problèmes.
Il n’aurait voulu déposer qu’un rapide baiser sur ses lèvres, mais elle le retint et l’embrassa avec une ferveur de désespérée. Il se laissa aller quelques secondes contre sa bouche.
— Nous finirons ça demain, dit-il. Demain.
Il aurait bien continué, mais c’était impossible, et il s’allongea sagement sur le lit. Aussitôt, Lucien lui attacha les chevilles et Reyes les poignets.
— Ferme les yeux, au moins, supplia-t-il en s’adressant à Ashlyn.
Elle eut un triste sourire et vint se recroqueviller contre lui pour lui effleurer la joue, d’un doigt aussi léger qu’une aile de papillon.
— Je t’aime, tu sais, murmura-t-elle.
— Oui, je le sais. Moi aussi, je t’aime. Et je t’aimerai toujours.
Jamais il ne s’était senti aussi heureux. Cette femme était le miracle de sa vie.
— Maddox… Je suis seule responsable de ce qui va se passer. Tu as suffisamment souffert comme ça et c’est à moi, la femme qui t’aime et que tu aimes, de te sauver. Ce que je vais faire, je vais le faire avec joie, de mon plein gré, parce que tu comptes plus pour moi que la vie.
Elle l’embrassa une dernière fois, brièvement, et se leva.
Puis elle se tourna vers Lucien et Reyes.
— Je suis prête, dit-elle.
Maddox se figea.
— Prête à quoi ? demanda-t-il d’un ton inquiet. Qu’est-ce que tu veux faire ?
Reyes tira l’épée de son fourreau. Elle fendit l’air avec un sifflement qui glaça le sang de Maddox.
— Qu’est-ce qui se passe ? Dites-le-moi ! Tout de suite !
Personne ne lui répondit. Reyes s’avança vers Ashlyn.
Maddox tira sur ses chaînes.
— Ashlyn, quitte cette chambre. Quitte cette chambre et n’y reviens pas.
— Je suis prête, répéta-t-elle. Devons-nous aller ailleurs ?
— Ashlyn ! hurla Maddox.
— Non, répondit Lucien. Il faut qu’il regarde, qu’il sache ce que vous avez accompli pour lui.
Elle tourna vers Maddox ses yeux remplis de larmes.
— Je t’aime, murmura-t-elle.
Il comprit enfin ce qu’ils projetaient et se mit à se débattre comme un fou, tout en hurlant des insanités qui auraient fait rougir Paris. Les larmes coulaient sur ses joues, en un fleuve ininterrompu.
— Non ! Pas ça… Ashlyn ! J’ai besoin de toi ! Reyes ! Lucien ! Je vous en supplie ! Je vous en supplie…
Reyes hésita.
Puis il plongea son épée dans le ventre d’Ashlyn.
Maddox poussa un long hurlement en secouant ses liens comme un forcené. Il voulait que le métal lui tranche les os, y laisser ses pieds et ses mains, mais pas laisser mourir Ashlyn. Pas ça.
— Non ! Non !
Trop tard : le sang giclait, trempant son chemisier. Elle serra les lèvres, pour ne pas crier.
— Je t’aime, parvint-elle à articuler.
Reyes frappa de nouveau.
À chaque coup, Maddox se sentait libéré d’un fardeau, comme si les chaînes invisibles qui le reliaient à sa malédiction depuis des siècles lâchaient peu à peu. Mais il ne voulait pas qu’on le libère. Il ne voulait pas. Il voulait Ashlyn.
— Ashlyn ! Reyes ! Arrêtez ! Arrêtez !
Il sanglotait, de rage et de désespoir. Il se sentait mourir, et pourtant plus fort que jamais.
— Lucien, empêche-le ! Lucien…
Ashlyn tomba au troisième coup d’épée. Elle cria.
Non, c’était lui qui avait crié. Elle avait seulement laissé échapper un faible gémissement.
— Ça ne fait pas si mal que ça, murmura-t-elle. Tu avais raison.
— Ashlyn, supplia-t-il encore. Non. Pas toi. Pourquoi ? Reyes ! Reyes ! Non…
De nouveau, elle chercha son regard, et il y avait tant d’amour dans ses yeux qu’il en eut presque honte.
— Je t’aime.
— Ashlyn ! Ashlyn !
Il continuait à tirer sur ses chaînes, qui s’enfonçaient de plus en plus dans sa chair.
— Tiens bon. Tiens bon. Nous te soignerons. Nous te donnerons du Tylenol. N’aie pas peur. Reyes, arrête ! Ne fais pas ça. Elle est innocente !
Mais Reyes ne se laissa pas fléchir et continua à frapper. Elle ferma les yeux. Reyes s’arrêta. Puis il leva les yeux vers le ciel. Enfin, il regarda Lucien. Il avait porté les six coups fatals.
— Ne l’emmène pas, Lucien… Non ! Non ! Ashlyn…
À présent, un fleuve de larmes s’échappait de ses yeux, aussi régulier que le fleuve de sang qui s’écoulait du corps d’Ashlyn.
— Pourquoi ? Pourquoi ?
Lucien vint le détacher, juste à temps pour qu’il n’y laisse pas ses pieds et ses mains, qui ne tenaient plus que par quelques tendons. Il rampa jusqu’à Ashlyn, en laissant sur le sol une traînée de sang, et la prit dans ses bras.
Sa tête bringuebala mollement sur le côté. Elle était morte. Et lui, il sentit le poids de sa malédiction s’envoler tout à fait.
— Non ! sanglota-t-il.
Il avait tant de fois rêvé d’échapper à cette malédiction. Mais pas comme ça. Pas en perdant celle qu’il aimait.
— Pitié…
— C’est fini, murmura Reyes d’un ton désolé. Espérons que son sacrifice ne sera pas vain.
Maddox enfouit son visage dans les cheveux d’Ashlyn.